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60 ans de conflit israélo-arabe par Boutros Boutros-Ghali et Shimon Perès

V – ENTRE DEUX GUERRES

Évolution de la politique étrangère de Paris au Moyen-Orient – Échec de la République arabe unie – Enlèvement et procès d’Eichmann – Paul VI en Terre sainte, déception des Juifs – Rapprochement difficile entre Israël et les Allemands

ANDRÉ VERSAILLE : Avec la campagne de Suez, les relations entre Jérusalem et Paris se sont encore resserrées. Non seulement les Français vont continuer à armer Israël, mais en plus, ils vont vous permettre de construire la centrale nucléaire de Dimona. C’est vous, Shimon Peres, qui êtes à l’origine de cette initiative.

SHIMON PERES : J’étais convaincu que notre avenir dépendait du développement du nucléaire. Que celui-ci résoudrait à la fois la question énergétique et celle de notre pénurie d’eau. J’ai immédiatement été traité de fantaisiste, tant par des hommes politiques que par des experts scientifiques qui affirmaient que, faute de moyens et de savants, Israël ne pourrait jamais bâtir une industrie nucléaire. Ben Gourion lui-même, qui écoutait leurs critiques, restait réservé. Quant à moi, je misais sur la nouvelle génération de scientifiques. Les conversations que j’avais eues avec plusieurs d’entre eux m’avaient montré que je pouvais compter sur la force de leur enthousiasme. Et de fait, le défi à relever a fortement stimulé ces jeunes ingénieurs, si bien que Ben Gourion a finalement soutenu cette initiative.

ANDRÉ VERSAILLE : Le projet accepté, vous sollicitez – et obtenez – l’aide des Français. C’est, je crois, le seul cas dans l’Histoire où un État va aider un autre État à se doter de l’arme nucléaire. Pourquoi la France s’engage-t-elle dans cette voie ?

SHIMON PERES : À cette époque, les Français, qui étaient notre plus fort soutien, nous considéraient comme des alliés sûrs. Je voudrais préciser qu’il n’était question que de nucléaire civil. On ne parlait pas de « bombe atomique ». Et je ne pense pas que les Français étaient décidés à nous prêter leur concours pour construire la bombe elle-même. Les Français nous ont vendu un réacteur nucléaire afin de nous permettre de progresser dans nos recherches et notre développement. D’ailleurs Dimona n’était pas une très grande centrale.

ANDRÉ VERSAILLE : Tout de même, c’est bien parce que les Français vont vous en fournir les éléments, que vous serez à même de vous doter d’un arsenal nucléaire, de passer du nucléaire civil au nucléaire militaire.

SHIMON PERES : L’option militaire n’a pas été abordée : nous sommes restés de part et d’autre dans le flou, pour ne pas dire dans l’ambiguïté.

ANDRÉ VERSAILLE : Si je comprends bien, nous resterons ici aussi dans le flou, pour ne pas dire dans l’ambiguïté ?

SHIMON PERES : Écoutez : en 1961, le président Kennedy m’a demandé si Israël allait introduire la bombe atomique au Moyen-Orient. Je lui ai répondu qu’Israël ne serait pas le premier pays qui introduirait des armes nucléaires au Moyen-Orient.
Un jour, après que nous avions fait la paix avec l’Égypte, Amr Moussa, alors ministre des Affaires étrangères, avec lequel j’entretenais d’excellentes rela- tions, m’a demandé de visiter Dimona. Je lui ai dit : « Mais voyons, ce serait insensé de ma part : si je vous fais visiter Dimona, vous verriez qu’il n’y a rien, et du coup nous perdrions notre principal élément de dissuasion – et vous pourriez redevenir notre ennemi... » Je ne lui ai donc pas fait visiter Dimona.
Ce qui est important pour Israël, ce n’est pas ce qu’est réellement Dimona, mais ce que l’on suspecte cette centrale d’être. Il nous suffit que nos ennemis soient convaincus que avons la capacité de nous défendre et de leur infliger une riposte dangereuse. C’est cela, la dissuasion.

ANDRÉ VERSAILLE : Ambiguïté, ambiguïté, quand tu nous tiens...
Cependant les années passent et, en 1962, la guerre d’Algérie s’achève. Du coup, la politique gaulliste au Moyen-Orient change : aux yeux des Israéliens, elle devient « pro-arabe ».

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Cette idée que de Gaulle était le grand ami des Arabes est une idée israélienne. Le basculement de la politique française au Moyen-Orient n’est pas aussi marqué que vous le pensez. En ce qui nous concerne, nous ne considérions pas que la politique française était devenue pro-arabe : de totalement pro-israélienne, elle était seulement devenue plus équilibrée. S’il est vrai que certains diplomates du Quai d’Orsay étaient notoirement pro-arabes, il y en avait bien d’autres qui ne l’étaient nullement. Par ailleurs, vous sous-estimez l’importance et l’influence du lobby sioniste en France.

ANDRÉ VERSAILLE : Quoi qu’il en soit, les Israéliens comprennent-ils, à ce
moment, que la lune de miel franco-israélienne est terminée ?

SHIMON PERES : Non, nous pensions pouvoir maintenir nos liens d’amitié avec les Français. Après tout, nous étions un pays totalement indépendant (le seul dans la région à ne pas avoir de base étrangère, ni américaine ni soviéti- que, sur notre sol), nous continuions de leur acheter notre matériel militaire, enfin nous avions tissé de véritables liens de coopération et même de véritables amitiés, tant avec des membres de la classe politique qu’avec les militaires.
En fait, c’est Couve de Murville, plus que de Gaulle, qui va vouloir changer ces relations. La politique moyen-orientale française sous de Gaulle peut se diviser en deux phases : avant et après Couve de Murville aux Affaires étrangères. Couve, qui avait été si longtemps ambassadeur au Caire, avait épousé la position arabe et avait donc mal vécu la guerre de Suez faite par la France à l’Égypte.
Il y avait, à cette époque, deux grands ambassadeurs dans la région : Couve de Murville en Égypte, et Pierre Gilbert en Israël. Évidemment en concurrence, les deux ambassadeurs n’étaient pas très disciplinés : chacun se sentait autorisé à expliquer à sa manière la politique française au Moyen-Orient. Devenu ministre des Affaires étrangères, Couve qui estimait que la politique française au Moyen-Orient sous la IVe République avait été beaucoup trop pro-israélienne va inaugurer une nouvelle politique au Moyen-Orient.

ANDRÉ VERSAILLE : Entre-temps, en 1956, le Maroc et la Tunisie se sont également émancipés. Comment ces indépendances ont-elles été vécues dans le monde arabe ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Ces indépendances nous paraissaient à la fois annon- ciatrices du rêve de la grande nation arabe et de la naissance du non-alignement, avec l’illusion que nous, le tiers-monde, nous représentions la troisième force du monde. En ce qui me concerne, j’écrivais des articles dans lesquels je comparais la future fédération des pays arabes aux fédérations italiennes et allemandes de 1870. Après tout, au XIXe siècle, tant l’Italie que l’Allemagne étaient morcelées en une série de petits royaumes qui se querellaient entre eux, tout comme les États arabes dans cette deuxième partie du XXe siècle. Comme chez nous, leur mouvement unificateur se heurtait à des manœuvres de sabotage de la part des grandes puissances ; mais, comme nous, ils bénéficiaient d’une continuité géographique et d’une unité linguistique. Et même si notre volonté unificatrice se heurtait, pour l’heure, à l’opposition de l’Occident et d’Israël, il n’y avait aucune raison pour que nous ne parvenions pas à surmonter ces obstacles, comme l’avaient fait l’Allemagne et l’Italie, au siècle passé. Et je concluais, à la lumière de ces deux précédents, que demain le monde arabe serait un, d’Agadir à Aden.
En 1956, avec la « victoire politique » de Suez, ce rêve semble encore plus accessible. Le processus est engagé, au point que deux ans plus tard, en février 1958, l’Égypte et la Syrie vont s’unir pour créer la République arabe unie (RAU), et Nasser sera acclamé par des foules en délire à Damas. Un mois après, le Yémen rejoint la fédération. Face à ce mouvement unificateur, Israël est perçu comme une enclave, un port franc, un peu à la manière de Hong Kong en Chine.

ANDRÉ VERSAILLE : Comment expliquez-vous que ce mouvement unificateur échouera, que la République arabe unie ne perdurera que deux ans et que, quelques années plus tard, en 1965, l’Égypte fera la guerre au Yémen ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Cela s’explique à mon avis par les rivalités pour le leadership, l’incompétence notoire des cadres supérieurs arabes, et enfin par l’opposition du monde extérieur : ni la France, ni la Grande-Bretagne, ni Israël n’avaient intérêt à ce que cette union perdure. Or, on sait bien que toute fédération naissante a besoin de l’appui et de l’assistance des grandes puissances.

ANDRÉ VERSAILLE : Oui, mais vous venez de dire que dans les cas de l’Italie et de l’Allemagne, les manœuvres de sabotage extérieures étaient restées inefficaces. De quelle façon l’Occident et Israël auraient-ils pu empêcher l’union du monde arabe ? D’ailleurs, l’union de l’Égypte et de la Syrie s’est faite sans que qui que ce soit n’ait pu s’y opposer.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Disons les choses autrement : il n’y a pas eu une seule grande puissance qui ait béni cette union. Pas même l’Union soviétique qui, en 1958, était à peine présente dans le monde arabe, alors que la Grande-Bretagne a encouragé l’unification de l’Inde, composée de plusieurs royaumes, ainsi que l’unification du Nigeria.

ANDRÉ VERSAILLE : N’avez-vous pas l’impression que vous reproduisez là le discours de victimisation souvent déclamé par le monde arabe qui n’arrête pas d’expliquer son retard, sa division et son blocage par l’action néfaste de l’Occident ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je suis d’accord avec vous, c’est pourquoi je vous ai donné comme première raison l’incapacité des cadres arabes qui sont, pour la plupart, des militaires dépourvus de culture politique. Il n’empêche qu’à cette raison endémique, il faut ajouter qu’il a toujours manqué au monde arabe le « grand frère » qui aurait pu l’aider.

ANDRÉ VERSAILLE : Lorsque, après son coup d’État militaire de septembre 1961, la Syrie se retire de la République arabe unie, cette rupture est-elle uni- quement le résultat d’oppositions idéologiques ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Cette scission est due à la mauvaise collaboration et au mauvais climat entre Damas et Le Caire. L’administration égyptienne, incapable d’établir un véritable partenariat entre l’Égypte et la Syrie, préférait continuer sa gestion sur le mode autoritaire et centralisé.
Et bien sûr, cette rupture est vécue dans le monde arabe comme une gifle. Mettez-vous à la place d’un Arabe qui suit les « victoires » ou les progrès arabes : 1952, l’Égypte accomplit sa révolution ; 1956, elle nationalise la Compagnie du canal de Suez, peu après elle parvient à faire échec à deux grandes puissances coloniales et à Israël, liguées dans une agression commune ; 1958, première union arabe significative, la République arabe unie. Et voilà qu’en septembre 1961, juste après qu’a eu lieu à Belgrade la Conférence au sommet des pays non alignés (6 septembre), la République arabe unie se disloque.
On remarquera en passant que c’est à ce moment-là que Nasser durcit son régime et l’oriente vers un socialisme plus radical, dont la grande bourgeoisie sera la première à faire les frais.

ANDRÉ VERSAILLE : Cette scission entraînera un conflit entre l’Égypte et le Yémen, Nasser accusant le roi du Yémen d’encourager les forces réactionnaires.
En septembre 1962, un colonel yéménite nassérien renverse la monarchie et instaure une République dont il se proclame président, ce qui provoque la guerre civile entre républicains et royalistes. Les royalistes seront soutenus par l’Arabie saoudite, et les républicains par Nasser. Quel est le jeu de Nasser dans cette guerre ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je pense qu’après l’échec cuisant qu’a constitué l’éclatement de la République arabe unie, Nasser a ressenti le besoin de montrer qu’il continuait à jouer un rôle de chef de file dans le monde arabe. Il va donc soutenir les républicains en se contentant, au début, de n’envoyer que quelques troupes sur place. Toutefois, à l’instar de ce qui se passe à l’époque au Vietnam, le conflit va s’enliser. C’est la crise de 1967, annonciatrice de la guerre des Six Jours, qui amènera Nasser à rapatrier ses troupes.
Cela dit, cette attitude de soutien aux « forces progressistes » n’était pas nouvelle : l’Égypte a aidé le FLN pendant la guerre d’Algérie, les Somaliens dans leur lutte pour l’indépendance, l’ANC et le PAC en Afrique du Sud, etc. Dès son avènement, Nasser a participé activement à la lutte anticoloniale en envoyant des armes aux différents mouvements de libération.
Il faut aussi savoir que le Yémen, État bien plus ancien que l’Arabie saoudite, a toujours été en compétition avec Riyad. En soutenant les républicains, Nasser s’attaque du même coup à l’Arabie, qui fait figure de monarchie « réactionnaire » par opposition aux pays « progressistes » tiers-mondistes dont il se veut le leader.

ANDRÉ VERSAILLE : Du côté d’Israël, un événement va faire grand bruit : en mai 1960, on apprend qu’Adolf Eichmann, réfugié clandestinement en Argentine sous le nom de Ricardo Klement, a été enlevé par les services secrets israéliens, le Mossad. Pour mémoire, Eichmann fut l’homme chargé de la « section juive » de la Gestapo à Vienne, puis en Bohème et en Moravie. Il assurera ensuite les déportations massives de Juifs vers les camps d’extermination. Selon les documents de Nuremberg, Eichmann est responsable de la mort d’en- viron 1 400 000 Juifs appartenant à quatorze nationalités. Il n’empêche que le gouvernement argentin est furieux, car il considère l’action du Mossad comme une violation de son territoire. Comment l’enlèvement d’Eichmann est-il com- menté dans le monde arabe ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Cet enlèvement est condamné par les Arabes. Il montre à quel point les Israéliens ne respectent ni le droit international ni la souveraineté d’un pays étranger. Eichmann aurait dû être jugé par un tribunal international, et non par un tribunal israélien, trop affectivement impliqué par le génocide.
Comment peut-on imaginer que ces juges puissent être neutres face à un des responsables du génocide commis contre leur propre peuple ? Lorsqu’un tribunal international, que ce soit le Tribunal international de La Haye ou le Tribunal d’Arusha, juge un criminel de guerre, on évite toujours de faire figurer parmi les juges un de ses compatriotes, ou un compatriote des victimes. C’est élémentaire ! Et c’est la raison pour laquelle le tribunal de Nuremberg a pu être accusé d’avoir exercé une « justice de vainqueurs ».
Et même si d’aucuns peuvent considérer les juges de Nuremberg, ou les juges du tribunal de Jérusalem, comme impartiaux, il s’agit d’une question de principe. Et dans son principe, le fait, pour un État, d’enlever un homme, fût-il le plus grand des criminels de guerre, et de décider unilatéralement de lui infli- ger un procès, est attentatoire au droit international.

SHIMON PERES : Très bien. Du point de vue théorique, je vous suis parfaitement. Si nous avions été dans un monde où prévalait le droit international, Eichmann aurait dû être jugé par une cour de justice internationale. Mais nous n’étions pas dans un tel monde : non seulement Eichmann n’avait pas été poursuivi, mais il avait été protégé par les autorités argentines. Après les procès de Nuremberg, il n’y a plus eu réellement de volonté de retrouver les criminels de guerre nazis. Au contraire, un grand nombre de filières furent mises en place pour leur permettre d’échapper à la justice. Et beaucoup d’entre eux se retrouveront en Amérique latine, mais également dans le monde arabe, notamment, vous le savez bien, en Égypte. La question qui se pose est donc la suivante : pourquoi ces États n’ont-ils pas livré à la justice ces criminels et les ont-ils protégés ? Si ces États avaient été soucieux du droit international, Israël n’aurait pas dû recourir à l’enlèvement.

ANDRÉ VERSAILLE : Par contre, en Occident, une immense majorité de l’opinion publique applaudit à l’opération : même si certains peuvent voir matière à critique sur la façon dont les Israéliens se sont emparés d’Eichmann, la capture d’un très grand criminel de guerre est regardée comme un fait de justice.
Quelques mois plus tard, son procès s’ouvre à Jérusalem. Il s’agit du premier procès pour crime contre l’humanité depuis Nuremberg.

SHIMON PERES : Oui, et l’événement sera vécu de façon dramatique. Son procès aura un profond impact sur la société israélienne. Il aura indubitablement changé quelque chose dans les relations entre les Israéliens venus d’Europe, ayant connu le nazisme, et les jeunes Sabras. Pour la première fois, ces jeunes Israéliens ont pu entendre « en direct » des témoignages de survivants de la Shoah. L’impact de ce procès sera d’ailleurs international. Sur les Juifs de la diaspora, bien sûr, mais aussi sur les non-Juifs. C’est un événement majeur.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Pour les Européens qui sont responsables du Génocide, certes, que ce soient ceux qui l’ont commis ou ceux qui l’ont laissé faire. En revanche, les pays du tiers-monde ne se sentent concernés que de très loin par ce procès relatif à un génocide dans lequel ils n’ont pris aucune part.

ANDRÉ VERSAILLE : Un peu plus tard, Israël est une nouvelle fois sous les projecteurs : en 1964, le pape Paul VI se rend en visite en Terre sainte. Les Israéliens et les Juifs de la diaspora attendent beaucoup de ce voyage.

SHIMON PERES : Oui, d’autant plus que pendant la Seconde Guerre mondiale, le Vatican n’a pas manifesté une grande compassion à l’égard des Juifs persécutés. Il est resté dans une neutralité et une indifférence inacceptables. Le Vatican, qui se veut un centre moral à valeur universelle, ne pouvait pas se contenter de rester un établissement religieux qui essaie de prendre des positions selon ses intérêts politiques. Au lendemain de la guerre, l’Église avait à considérer une tragédie humaine sans précédent, et la moindre chose qu’elle aurait pu faire, c’était de reconnaître l’État juif. Elle ne l’a pas fait. Ce sera Jean-Paul II qui, plus de cinquante ans après, reconnaîtra Israël. Mais cette reconnaissance aurait dû se faire dès la création d’Israël.
Pour en revenir au voyage de Paul VI, il faut se reporter au début des années soixante pour saisir son impact. À cette époque, Israël était coupé de beaucoup de pays. Cette visite d’un personnage aussi important était proprement sen- sationnelle et avait fait naître beaucoup d’espoir chez les Israéliens. Les Juifs attendaient la reconnaissance d’Israël par le Vatican, mais le Pape ne fera pas un pas dans ce sens. La déception du monde juif sera forte.

ANDRÉ VERSAILLE : Vous-même, avez-vous été déçu ?

SHIMON PERES : Tout de même un peu, oui. Notez cependant que le seul fait que le Pape soit venu en Israël pouvait être interprété comme un premier signe, sinon d’une reconnaissance d’Israël, au moins d’une ouverture du Vatican envers nous. Paul VI était le premier pape des Temps modernes à se rendre sur les Lieux saints chrétiens et il le faisait sous un gouvernement juif : ce n’était vraiment pas rien. Toutefois, si la visite en elle-même fut un événement, son déroulement fut, il faut bien le dire, un peu banal...
Par ailleurs, je garde le souvenir d’une drôle d’anecdote. Lorsque nous avons appris l’annonce de la venue du pontife, on nous a également communiqué son itinéraire. Paul VI comptait passer par la Jordanie, ce qui était un chemin plutôt compliqué. Nous lui avons donc dépêché le chef de la sécurité pour essayer de comprendre la raison de l’emprunt de cette route. En discutant avec les organisateurs du voyage, notre envoyé s’est aperçu que le Vatican avait planifié le voyage sur une carte qui datait... d’avant la Première Guerre mondiale ! Nous n’avons pas pu nous empêcher de regarder ce fait comme un témoignage de l’incapacité du Vatican, généralement très informé des changements géopolitiques, de saisir l’évolution de la région des Lieux saints et de considérer l’établissement de l’État juif.

ANDRÉ VERSAILLE : Comment expliquez-vous que le Vatican n’ait pas reconnu Israël pendant plus d’un demi-siècle ?

SHIMON PERES : Comme beaucoup de catholiques vivent dans les pays arabes, le Vatican voulait et devait maintenir à tout prix de bonnes relations avec ces États afin d’éviter une quelconque mise en danger de ces minorités catholiques. Voilà pour l’aspect disons « géopolitique » de la question. Mais évidemment, il y a un autre facteur sous-jacent qui participe de l’explication de cette réticence, c’est l’énorme contentieux judéo-chrétien vieux de plusieurs siècles. L’errance du peuple juif était considérée comme le châtiment de celui-ci, elle témoignait de son erreur, de son péché de n’avoir pas reconnu le Christ, et de l’avoir tué. Le fait que les Juifs retrouvent leur foyer national et ne soient donc plus condamnés à l’errance, remettait en quelque sorte ce dogme en cause.

ANDRÉ VERSAILLE : Sans doute, mais depuis Jean XXIII, et le concile Vatican II (1962-1965), les Juifs ont été lavés de l’accusation de déicide.

SHIMON PERES : C’est vrai, et il faut évidemment saluer le geste de Jean XXIII. Néanmoins, ce n’est pas la suppression d’une mention dans les catéchismes qui peut effacer des siècles d’antisémitisme chrétien. Je pense qu’il était difficile pour la hiérarchie catholique d’accepter que des Juifs gouvernent le pays qui abrite les Lieux saints chrétiens. Il y avait là quelque chose de grinçant à leurs yeux.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : En effet, je me rappelle que le grand orientaliste Louis Massignon déplorait que le tombeau du Christ soit gardé par des soldats juifs. À propos de ce voyage, je voudrais rappeler une chose moins connue. Les Arabes chrétiens et musulmans avaient mis, eux aussi, beaucoup d’espoir dans cette visite, au regard, notamment, des prises de position du Vatican en faveur de l’internationalisation de Jérusalem. Ils croyaient que cette visite allait dans le sens de cette internationalisation qui aurait permis, dans une seconde phase, de faire de Jérusalem la capitale de la Palestine. Ce ne fut pas le cas.

ANDRÉ VERSAILLE : Si les relations d’Israël avec le Vatican étaient probléma- tiques, que dire de ses rapports avec l’Allemagne ! Pourtant, dès les années cinquante, Ben Gourion va entamer un rapprochement avec Bonn pour obtenir de l’aide, puis normaliser ces rapports, et enfin établir des relations diplomatiques avec la RFA. Comment les choses sont-elles vécues en Israël ?

SHIMON PERES : Les opinions étaient très variées. Parmi ceux qui étaient opposés à ce rapprochement, on trouvait évidemment beaucoup de rescapés des camps de la mort, qui ne pouvaient pas pardonner à l’Allemagne, ainsi qu’une frange politique de droite alignée derrière Menahem Begin. Cette tentative de rapprochement israélo-allemand a provoqué des manifestations particulièrement dures : la Knesset a même été attaquée à coups de pierres. Mais Ben Gourion a tenu bon, car il estimait qu’il fallait regarder la jeune génération qui allait former la nouvelle Allemagne, et juger ce pays sur son futur, non sur son passé. S’il ne fallait pas oublier le passé, on ne pouvait pas ne pas prendre en compte l’avenir. Une nouvelle Allemagne, à laquelle on n’avait pas le droit d’imputer les crimes du Troisième Reich, était née, et ses dirigeants, notamment son chan- celier, Adenauer, n’avaient rien de commun avec les nazis.
De leur côté, les Allemands savaient qu’ils ne seraient pas considérés comme civilisés tant qu’ils ne feraient pas la preuve de leur amende honorable vis-à-vis des Juifs qui venaient d’être victimes de leurs effroyables persécutions. Il existait d’ailleurs à cette époque un mouvement allemand qui s’appelait : « Ne recommençons plus. » Adenauer était de ceux qui avaient compris que l’Allemagne devait prendre un sérieux tournant, et que le changement devait être absolument éclatant. D’ailleurs, Ben Gourion avait rapidement vu qu’avec Adenauer des relations pouvaient être envisagées sur des bases saines. Et les deux hommes se sont très vite entendus.

ANDRÉ VERSAILLE : Avant de mettre en place des relations diplomatiques, le rapprochement avec l’Allemagne sera « militaro-industriel ».

SHIMON PERES : Oui, nous cherchions toujours à renforcer notre potentiel militaire et, comme je vous l’ai expliqué, j’étais pour ma part favorable à l’orientation européenne, plutôt qu’américaine. Les rapports solides que nous avions développés avec la France m’incitaient à vouloir resserrer nos liens avec l’Europe. Je souhaitais donc que l’on établisse des contacts avec l’Allemagne, mais le Génocide rendait difficile tout projet de normalisation des rapports entre les deux pays. Le seul accord conclu entre nous concernait les réparations alle- mandes, et déjà cette question avait soulevé beaucoup de passions en Israël.

ANDRÉ VERSAILLE : Vous allez donc travailler personnellement au rapproche- ment avec l’Allemagne.

SHIMON PERES : Oui. Après la guerre du Sinaï, j’ai voulu suivre une démarche analogue à celle que j’avais entreprise avec les Français en essayant de nouer des contacts personnels avec des responsables politiques et en commençant par établir des relations entre les deux ministères de la Défense. C’est ainsi que j’ai pu rencontrer Franz Joseph Strauss, alors ministre de la Défense. À cette époque, un abîme séparait nos deux peuples et il était vraiment délicat d’aborder directement la question des relations entre Israël et l’Allemagne. Cependant, au cours de cet entretien, quelque chose qui ressemblait à un rapport de confiance s’était établi entre Strauss et moi, et j’ai pu librement lui donner mon point de vue sur la situation germano-israélienne et sur la manière dont je voyais son évolution. Je lui ai expliqué que la France nous fournissait des armes et des conseillers, tandis que les États-Unis nous offraient de l’argent pour payer ces armes. Je lui ai donc fait valoir que de son côté l’Allemagne, coupable du Génocide, et qui avait donc des responsabilités particulières envers Israël, pourrait nous aider éga- lement. Je voulais obtenir que l’Allemagne nous fournisse des armes sans aucune contrepartie, financière ou autre, et que nous établissions entre nos deux ministères des relations de confiance comme celles qui existaient déjà avec la France. Ce fut une longue discussion, mais au bout de six heures, Strauss me déclara d’une manière assez solennelle : « Monsieur, je suis prêt à vous aider. » Il venait d’accepter le principe de nous offrir des armes défensives (mais non pas offensives), à la condition toutefois que les autres partis allemands marquent leur accord. Quelques mois plus tard, nous avons commencé à recevoir en Israël du matériel d’excellente qualité, qui prove- nait soit des surplus de l’armée allemande, soit directement de leurs usines d’armement. Nous avons ainsi obtenu des avions de transport de troupes, des avions d’entraînement, etc. Je précise que ceci ne faisait pas partie des « réparations », ces dons étaient le résultat des relations privilégiées que nous avions nouées avec la République fédérale d’Allemagne.

ANDRÉ VERSAILLE : Et comment réagit l’opinion en Israël ?

SHIMON PERES : Au début, ces accords furent volontairement présentés de façon vague au public. D’abord parce que, comme on vient de le dire, la population israélienne n’était pas encore mûre pour accepter l’idée d’une collaboration étroite avec l’Allemagne, ensuite parce que, de leur côté, les milieux politiques allemands n’étaient pas tous favorables au développement d’une coopération avec Israël, et que la RFA était très attentive aux réactions arabes : les chrétiens et les libéraux avaient marqué leur accord, mais les sociaux-démocrates étaient plutôt réticents, de même que le ministère des Affaires étrangères. Heureusement pour nous, Adenauer considérait que l’Allemagne avait le devoir d’aider Israël. Il encouragea donc et défendit son ministre de la Défense. Cela n’empêchera pas la RFA de continuer à fournir des armes à l’Égypte, et en quantité plus importante qu’à Israël. Quoi qu’il en soit, on évitait d’expliquer ouvertement ce que nous essayions de mettre en place.

ANDRÉ VERSAILLE : Mais le secret ne sera pas gardé bien longtemps.

SHIMON PERES : Jusqu’au jour où un article dans la presse israélienne porta le débat sur la place publique. Cette information déchaîna les passions, d’autant plus qu’on apprit qu’Israël avait également livré à l’Allemagne des mitraillettes fabriquées chez nous. Cette affaire fut portée devant la Knesset, et Begin dénonça ce rapprochement avec l’Allemagne. J’ai alors essayé d’expliquer que ces relations étaient très importantes pour l’État d’Israël encore fragile, mais mon discours fut mal accueilli par la moitié de la Knesset. Je pense que cette proportion reflétait assez bien la division de l’opinion de la population en général. D’ailleurs, lorsque Franz-Josef Strauss est venu en Israël et que je l’ai invité chez moi, des manifestations se sont déroulées sous ma fenêtre où les manifes- tants scandaient « Strauss-Peres, Raus !!! »
Ensuite, en mars 1964, une série d’articles parus dans la presse américaine fit état de transactions secrètes d’armement entre l’Allemagne et Israël, ce qui mit le gouvernement de Bonn dans l’embarras. Ces informations, vous vous en doutez, provoquèrent la colère des États arabes, dont plusieurs firent aussitôt savoir qu’ils rompaient les relations diplomatiques avec Bonn. Certains allèrent même jusqu’à menacer d’en établir avec l’Allemagne de l’Est. Ces complications inattendues eurent pour conséquences immédiates un changement radical dans la politique allemande. Bonn décida de mettre fin à sa coopération avec Israël dans le domaine de la Défense. Ce fut une nouvelle d’autant plus inquiétante que l’Union soviétique venait de livrer à l’Égypte un grand nombre de blindés supplémentaires ultramodernes.
La pression des États arabes se fit de plus en plus forte, si bien que le chance- lier Erhard, qui avait succédé à Adenauer, se trouva obligé de définir clairement la nature des relations entre Israël et la RFA. Un an plus tard, en 1965, dans une déclaration publique, il présenta le cadre dans lequel il souhaitait qu’elles se développent : il proposait d’établir des relations diplomatiques avec Israël ; affirmait la volonté allemande de ne plus fournir d’armes dans les zones de tensions et de remplacer l’accord de fourniture d’armes par un nouveau contrat qui serait négocié avec Israël. Ces pourparlers durèrent plusieurs semaines. Il fut finalement convenu que l’Allemagne paierait des armes acquises par Israël dans d’autres pays, notamment en France, si bien que Bonn ne fournirait pas d’armes à l’État hébreu et que ce dernier ne recevrait pas directement de l’argent de l’Allemagne. C’est ainsi que, pendant des années, Israël a reçu d’importantes quantités d’armes sans les payer. Enfin, le 13 mars 1965, les deux pays ont officiellement établi des relations diplomatiques.

ANDRÉ VERSAILLE : Et, au moment où celles-ci vont se nouer, les pays arabes vont s’insurger.

SHIMON PERES : Évidemment ! Mais les États arabes vont constamment s’in- surger contre toutes les normalisations des relations entre Israël et les autres pays.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Comment en aurait-il été autrement ? Toute la politique arabe était fondée sur le fait qu’Israël n’existait pas, qu’il s’agissait d’un État fantoche provisoire. Donc toute reconnaissance d’Israël de la part d’un autre État contribuait à affaiblir la logique panarabe. Par ailleurs, nous avions le sentiment qu’avec ces réparations, Israël bénéficiait d’un régime de faveur. Dans ces conditions, pourquoi l’Arménie n’aurait-elle pas été en droit de revendiquer une indemnisation suite au génocide dont elle avait été vic- time ? Pourquoi les États africains n’auraient-ils pas été en droit de demander réparation pour les millions d’hommes et de femmes morts durant leur trans- port vers le Nouveau Monde et pendant des siècles d’esclavage ?