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Jacques Le Goff, cet historien si attachant est mort…

Jacques Le Goff nous a quittés.
J’ai envie de parler de lui. Non pour m’étendre sur son œuvre qui a nourri tous ceux que l’Histoire passionne (d’autres que moi viennent de le faire dans la presse), mais pour parler de l’homme que j’ai eu la chance de connaître et d’éditer.

J’avais fait sa connaissance vers la fin des années soixante-dix, grâce à l’historien Philippe Ariès. À cette époque, je préparais une collection d’Histoire aux éditions Complexe que j’avais fondées quelques années plus tôt, et je souhaitais m’entretenir de ce projet avec des historiens dont l’œuvre me nourrissait.

Si Jacques Le Goff fut un des premiers grands historiens à qui j’avais voulu exposer mon projet, c’est parce que, bien qu’auteur de livres érudits, il accordait une grande importance à la vulgarisation de qualité. En témoigne l’émission « Les lundis de l’Histoire » qu’il présentera pendant des décennies sur France Culture. Or, mon ambition était de publier des livres à destination du grand public, qui reprendraient les événements importants de l’Histoire, mais en les traitant en tant que révélateurs d’une société, de sa mentalité et de son idéologie : l’événement, ses causes et ses conséquences, mais aussi ses mythes, son écho dans l’imaginaire social, la rumeur et les bruits.
Cette idée, je voulais la soumettre à l’historien qui avait toujours cherché à comprendre les sensibilités et l’imaginaire, qu’était Jacques Le Goff, persuadé qu’il pourrait immédiatement en relever les faiblesses.

Je me souviens bien de notre première rencontre dans son appartement de la rue Monticelli. Il m’avait reçu avec une très grande gentillesse, dans un bureau encore plus encombré de livres et de papiers que le mien. Il avait lu – et annoté ! – les quelques pages que je lui avais envoyées. Il se montra critique, mais bienveillant et même encourageant au point de me conseiller de publier ces futures titres (bien qu’inédits) directement en format de poche. Nous avons évoqué des noms d’auteurs possibles et lorsque j’eus mentionné celui d’Henri Michel, ancien vrai résistant et grand historien de la Seconde Guerre mondiale, je vis son visage s’éclairer. « Ah, oui ! », me dit-il, puis après quelques secondes : « Vous savez, il fut mon professeur d’histoire au lycée de Toulon. Et je crois bien que je lui dois au moins pour partie, mon goût pour l’histoire. Lorsque vous le verrez, vous pourrez vous recommander de ma part. » La conversation fut assez longue et très agréable. Je repartis heureux : ses remarques m’avaient stimulé.
En me reconduisant à la porte, il eut l’imprudence de me dire de ne pas hésiter à revenir le voir. Je décidai de ne pas prendre cette invitation pour une formule de politesse, et un mois plus tard, je suis allé le retrouver.

Ce jour-là, il était particulièrement de bonne humeur. Après l’avoir informé sur l’état d’avancement de mon projet de collection dont le nom que j’avais trouvé, La Mémoire des Siècles , lui plut, nous avons conversé à bâtons rompus.
Il me parla, et avec quelle chaleur, d’Henri Pirenne, regrettant que son Histoire de Belgique fût si mal connue des Français : « À part Mahomet et Charlemagne, les Français n’ont rien lu de votre grand historien ! » Puis, nous avons abordé l’Europe et la guerre froide. Il me raconta son séjour à Prague en 1948, au moment du « Coup de Prague » qui fit basculer le pays dans l’orbite soviétique. Cette expérience vécue le préservera pour toujours de céder à l’illusion communiste.

Je me souviens encore (était-ce ce même jour ou une autre fois ?) comment, au détour de la conversation, nous nous sommes retrouvés sur trois centres d’intérêt communs : l’Italie à l’aube de la Renaissance, le roman historique, et Héloïse et sainte Claire. Ainsi sommes-nous passés sans transition de Giotto à l’Ivanhoé de Walter Scott, et de l’amour au temps du romantisme à l’amour médiéval.
Il aimait écrire l’Histoire, mais aussi la raconter ; il parlait non de son goût pour l’Histoire mais de « son envie d’Histoire ». J’aimais l’écouter. Avec lui, l’érudition prenait vie et le « sombre moyen âge » les couleurs des enluminures.

Nous nous sommes revus plusieurs fois. Si sa conversation faisait toujours mes délices, c’est autre chose qui m’attachera à lui : sa relation avec son épouse polonaise Hanka, que je découvrit plus tard. Il l’avait rencontrée vers 1960 à Varsovie où il l’épousa en 1962.
En les voyant ensemble la première fois, je perçus ce presque rien qui témoigne de l’amour chez un couple (qui, en l’occurrence, n’avait vraiment rien d’ostensible). Leur mutuelle prévenance, si discrète, me touchait.
Quelques visites plus tard, je compris que l’ardeur européenne de Jacques Le Goff n’était pas idéologique : la coupure avec ce que l’on appelait alors « les démocraties populaires de l’Est » (trois mots, trois mensonges, comme le disait à l’époque Milan Kundera) il la vivait, et lorsqu’il en parlait, il y avait dans son regard une nuance de mélancolie. Quand, quelques années plus tard, le Mur fut abattu, sa joie ne fut pas qu’intellectuelle…

Comme on l’imagine, je me suis bien gardé de l’interroger frontalement sur cette belle relation, mais au cours de nos conversations, il lui arrivait de me livrer quelques bribes qui témoignaient du profond attachement qui liait le couple.
Mais fin 2004, Hanka, âgée seulement de 70 ans, décède. Jacques Le Goff est effondré. « Comment continuer à vivre sans Hanka ? », seront les dernier mots du beau livre que l’historien amoureux consacra à son aimée : « Ce livre est un livre d’amour et un acte de mémoire, écrit-il. Mais il est d’abord la tentative de refaire vivre, dans l’individualité de sa personne et de son existence, une femme.  » (Jacques Le Goff, Avec Hanka, éd. Gallimard)

Ce livre m’impressionna : l’amour discret que j’avais perçu chez ce couple éclatait là, éperdument.
J’avais voulu écrire à Jacques Le Goff pour lui témoigner de mon émotion après cette lecture. Je n’ai jamais osé.
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André Versaille